14 septembre 2007
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Longtemps, elle a été mon pire souvenir d’élève.
Parce qu’avant elle, jamais je ne me suis sentie en danger.
Avant elle, il était inconcevable que l’un de mes élèves puisse avoir l’idée de s’en prendre à moi, physiquement. J’avais connu des œillades assassines, des comportements hostiles, provocateurs, même des insultes. Tout cela m’atteignait ponctuellement et puis, parce qu’il faut bien continuer, parce qu’il faut bien croire que ce que l’on fait est utile à quelques-uns, j’oubliais les désagréments pour profiter de la victoire d’une bonne note inhabituelle, du triomphe discret de l’élève qui a surmonté une difficulté qu’il croyait pour toujours handicapante, de l’émotion des adieux de fin d’année.
Pour la première fois, cette année-là, je réussissais à oublier le collège quand je rentrais chez moi. J’étais enceinte, et toute entière tournée vers la réalité de cet enfant à venir. Alors les désagréments, les enfants perturbés, les cas sociaux, je les gérais de mon mieux mais je n’en faisais plus une affaire personnelle.
Elle ne m’a pas tout de suite gênée. Au début, elle lançait des remarques acerbes, était dans la provocation outrancière. Comme tant d’autres. Ensuite elle m’a agacée. Un peu. Beaucoup. Les collègues m’ont expliqué que c’était un cas social. Oui, c’est vrai, c’est triste. Une mère partie, un père horrible. Des frères et sœurs plus petits dont elle devient subitement la maman de substitution.
Elle avait treize ans et me détestait. J’étais avec elle comme avec les autres : aussi souple que possible sans jamais cesser d’être ferme. Mais elle ne voulait pas coopérer. J’étais sûre que je ne pouvais rien faire d’autre pour elle. J’ai tenté le dialogue et j’ai reçu une fin de non recevoir. J’ai essayé la répression et elle s’est durcie. J’ai choisi l’indifférence et les autres ont avancé. Sans elle.
Au fond de la classe elle découpait des morceaux de gomme, des bouts de papier, dessinait mollement. De temps en temps, elle était absente, mais finissait toujours par revenir s’asseoir sur cette chaise, là, près du radiateur. On dirait que je la revois. Elle ouvrait la porte sans explication ni excuse, déboulait dans la salle en me fixant avec défi, s’asseyait et mettait sa tête dans ses bras. Quand elle la relevait, ses yeux étaient gonflés, rougis. Elle scrutait ses camarades avec mépris et le monde avec dégoût.
Un soir, lors de la dernière heure de cours de la journée, j’entendis un énorme bruit. Quelqu’un venait de mettre un coup de pied contre ma porte, ou essayait de l’enfoncer avec un bélier peut-être, tant ce fut impressionnant. Les élèves et moi sursautâmes. J’ouvris la porte pour confondre le coupable mais ne réussis qu’à apercevoir cette fille, de dos, qui fuyait dans le couloir. Pourtant, elle aurait du être avec moi, dans mon cours. J’entrepris de prévenir qu’elle déambulait seule dans l’établissement. Puis je repris avec les autres là où je m’étais arrêtée.
Dix-sept heures.
Les élèves se précipitent dehors avec des cris de joie. On est vendredi, c’est le week-end. Je regarde mon énorme ventre en songeant avec délectation au repos qui m’attend. Je quitte le collège.
Les élèves se précipitent dehors avec des cris de joie. On est vendredi, c’est le week-end. Je regarde mon énorme ventre en songeant avec délectation au repos qui m’attend. Je quitte le collège.
Je la vois au loin, silhouette aux contours flous dissimulée entre deux arbres. C’est elle. Je le sens, je le sais, c’est moi qu’elle attend. Elle n’est pas là par hasard. Je fais comme si de rien n’était et avance vers ma voiture d’un pas qui se veut calme et assuré.
Elle s’approche. Nos regards se croisent et sur son visage d’enfant se dessine un affreux rictus. Discret. Mais il est là. Mauvaise, elle sourit. Je continue à marcher. Elle avance parallèle à moi. Nous nous observons du coin de l’œil. C’est alors que je vois. Que je comprends. Elle tient des pierres dans la main. De gros cailloux, qu’elle fait sautiller les uns après les autres avant de les rattraper. Tout en me regardant d’un air comminatoire.
Une collègue est arrivée. Elle était toute guillerette, m’a dit des banalités. Sa voiture était garée à coté de la mienne, aussi m’a-t-elle sans en avoir conscience escortée jusqu’à ma voiture.
La gamine était toujours là. Postée contre un muret, les pierres dans la main.
Quand ma voiture a démarré, elle l’a suivie en me fixant par rétroviseur interposé. Devant l’établissement, on roule au pas, et puis il y a un stop un peu plus loin. Elle a donc marché derrière moi tout en me défiant du regard, tout en faisant sauter les pierres.
Quand je démarrai après avoir marqué l’arrêt au stop, je lui décochai un dernier regard. Juste à temps pour la voir lancer de toutes ses forces un caillou dans ma direction.
Il frôla ma voiture.