4 mars 2008
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23:09
Lorsque j’étais parisienne, je prenais quotidiennement le métro. Comme la plupart des parisiens. Le métro, c’est sombre, ça grouille, c’est triste, ça pue.
De temps en temps, un déplacement inhabituel venait bouleverser ma routine, et j’avais alors la joie d’emprunter les lignes aériennes où les rames souterraines font une escapade à l’air libre.
Regarder Paris vivre.
Ces façades pleines de fenêtres que l’on longe. Ces jouets d’enfant éparpillés sur le sol d’une chambre aux murs bleus, où s’invitent des regards indiscrets. Des tags qui sentent mauvais la misère et le désespoir. L’effervescence colorée d’un marché où chacun chemine, le cabas bien rempli.
Paris à mes pieds.
Je me souviens d’un jour où, comprimée entre les usagers, j’essayais d’éviter un coude trop saillant à ma gauche. En me faufilant à droite, je me retrouvai le nez sous l’aisselle puante d’un gigantesque barbu. Impossible de me repositionner plus loin pour éviter les effluves fétides. Cœur soulevé et narines pincées, je pris mon mal en patience et essayai de m’extraire mentalement en attendant d’arriver à destination.
Lorsque les portes du métro s’ouvrirent, je me précipitai avec soulagement sur le quai et, d’un pas un peu traînant, me dirigeai vers les escaliers.
Ce jour-là, il faisait beau. Je n’étais pas pressée, je n’étais plus asphyxiée par les relents âcres de la sueur d’autrui et j’aimais prendre mon temps dans la douceur printanière. C’est alors que, sur le quai d’en face s’élevèrent des notes de musique. Légères et puissantes, voluptueuses et enivrantes, elles figeaient les passants dans une saisissante magie. Certains, stoppés dans leur élan, se statufiaient littéralement. Pour d’autres, cela durait une fraction de seconde à peine mais tous étaient parcourus d’un irrépressible frisson. S’il y avait des indifférents, on ne peut que les plaindre. La vie sans musique est bien plus triste encore que la musique sans talent.
Le son de l’accordéon.
Les étés de mon enfance. Le souvenir de Tony.
Le musicien était ce jeune homme dont le manteau râpé s’accordait parfaitement à ses souliers usés. De magnifiques boucles blondes encadraient un visage de chérubin, lisse et poupin, d’une fantastique beauté. Seul au monde, l’Artiste fermait les yeux en laissant ses doigts agiles courir sur le clavier comme une caresse auditive.
Il s’arrêta brusquement après un accord coléreux. Je cessai de respirer et m’immobilisai sur le quai, perdue dans la contemplation de ce musicien inespéré et saisie d’angoisse d’entendre la rumeur de la rue reprendre ses droits.
L’Artiste entrouvrit les yeux, porta sur son public éphémère un regard alangui et entonna la Marche turque de Mozart avec la simplicité à laquelle on reconnaît les grands virtuoses.
Un métro déchira de son tonitruant fracas cette délicieuse harmonie. Un flot de passagers en descendit, d’autres s’engouffrèrent dans la machine infernale. Puis, de nouveau, l’accordéon gémissait, grondait, m’emportait. La musique, si grande, semblait à l’étroit dans la station fermée : elle s’élevait dans un tourbillon puis se débattait contre l’incongru couvercle qui l’empêchait de devenir céleste.
L’Artiste, absorbé, paraissait déjà parti, ne nous offrant, l’espace de quelques minutes, que sa présence physique. Son âme, comme si elle refusait la médiocrité de sa condition, se fondait dans cette mélodie immatérielle avec l’espoir de fuir vers d’autres horizons. De temps en temps, un passant déposait une pièce aux pieds de l’accordéoniste. Déchu de son paradis, voilà cet ange condamné à croupir dans les immondices urbaines, sans considération ni reconnaissance.
Mais le temps ne s’embarrasse point de la beauté, qui semble seulement le suspendre sans jamais entraver sa course. Rappelée à mes obligations, je repris à contrecoeur ma marche vers la sortie, me retournant à plusieurs reprises, mortifiée d’être arrachée, bien malgré moi, à ce moment d’éternité.