J’ai toujours aimé les animaux. Enfant, j’ai tout essayé pour faire céder mes parents qui refusaient catégoriquement de m’en acheter un. En vain. Les jours de marché, je m’arrêtais devant les cages du stand animalier et demeurais de longues minutes à observer les cochons d’inde, les hamsters et les lapins nains. C’est ma mère qui, pressée, m’arrachait à ma contemplation avec un certain agacement.
Un beau jour, une amie qui habitait le même immeuble sonna à ma porte. Dans ses bras, elle tenait un lapin, un tout petit lapin blanc à la respiration rapide et au souffle angoissé. Emerveillée, je lui demandai l’autorisation de le tenir quelques instants. Avec une certaine ivresse, je pris l’animal dans mes mains et entrepris, à force de douceur et de caresses, de calmer son minuscule cœur affolé.
Annabelle, la petite propriétaire du lapin, repartit en me laissant rêveuse et frustrée. Bien entendu, je suppliai mes parents de m’offrir un petit animal de compagnie, si bien qu’à la fin de la soirée, las de mes supplications incessantes, ils menacèrent de me punir.
Les jours sui suivirent, je ne pus m’empêcher d’aller frapper à la porte d’Annabelle. Sa mère m’ouvrait, un large sourire, les yeux pétillants, et s’amusait de la tendresse que je portais au lapin. Elle lui donnait des feuilles de salade, je le regardais manger avec émerveillement. Lui faisais des câlins. Repartait en soupirant. La maîtresse de maison souriait. Un soir, Annabelle vint sonner à la porte. C’était fréquent chez nous, nous nous rendions visite quotidiennement, allions demander du sucre, ou du sel en cas de pénurie inattendue, c’était la bonne entente. Elle tenait une petite boite dans les mains et nous la tendis aimablement : « C’est du pâté que ma mère a fait ». Sa mère faisait souvent des boudins, du pâté, des plats exotiques selon les recettes de l’île lointaine d’où elle venait. C’était avec joie et délectation que nous goûtions à ses préparations culinaires, toujours très savoureuses. Cette fois-là ne fut pas une exception et accompagnée de pain, la terrine qui nous avait été offerte disparut rapidement. C’était succulent. Vraiment. Délicieux. Le lendemain, je montai chez Annabelle, pour remercier sa mère et pour jouer avec mon petit compagnon à poils. Je fus surprise de ne pas trouver la cage à l’endroit où elle se trouvait habituellement et finis par poser la question. Ma voisine éclata de son rire habituel, dévoilant ses larges dents. Très amusée, le regard pétillant, elle me fixa droit dans les yeux et me demanda :
- Mais dis-moi, tu croyais qu’elle venait d’où, la terrine de lapin que tu as mangée hier ? Je me sentis défaillir. Que disait-elle ? La terrine de lapin ? Ce lapin ? Que j’avais caressé tant de fois, pour lequel je m'étais pris d'affection et que j’aurais volontiers recueilli chez moi ? Devant ma réaction catastrophée, elle éclata de rire et me montra un petit coussin posé sur son canapé. Il était recouvert de fourrure, une fourrure d’un blanc éclatant, cette fourrure où j’aimais tant glisser mes doigts. La fourrure sous laquelle battait ce petit cœur inquiet, et que j’essayais de rassurer, bien loin de me douter de la menace qui planait. Je n’ai jamais oublié la mère d’Annabelle. Et jamais plus, je n'ai mangé de lapin. Depuis, instinctivement, je me méfie d'un autrui trop souriant.