AUTRUI(e)
Certaines photos ont été glanées sur le Net. Elles ne sont utilisées que dans un but illustratif. Si toutefois leurs auteurs y voyaient une quelconque objection, merci de me contacter.
« L’Enfer, c’est les Autres »
Jean-Paul Sartre
Pour comprendre le but de ce blog, il vaut mieux commencer par lire ça.
J’ai toujours aimé les animaux. Enfant, j’ai tout essayé pour faire céder mes parents qui refusaient catégoriquement de m’en acheter un. En vain. Les jours de marché, je m’arrêtais devant les cages du stand animalier et demeurais de longues minutes à observer les cochons d’inde, les hamsters et les lapins nains. C’est ma mère qui, pressée, m’arrachait à ma contemplation avec un certain agacement.
Un beau jour, une amie qui habitait le même immeuble sonna à ma porte. Dans ses bras, elle tenait un lapin, un tout petit lapin blanc à la respiration rapide et au souffle angoissé. Emerveillée, je lui demandai l’autorisation de le tenir quelques instants. Avec une certaine ivresse, je pris l’animal dans mes mains et entrepris, à force de douceur et de caresses, de calmer son minuscule cœur affolé.
Annabelle, la petite propriétaire du lapin, repartit en me laissant rêveuse et frustrée. Bien entendu, je suppliai mes parents de m’offrir un petit animal de compagnie, si bien qu’à la fin de la soirée, las de mes supplications incessantes, ils menacèrent de me punir.
Les jours sui suivirent, je ne pus m’empêcher d’aller frapper à la porte d’Annabelle. Sa mère m’ouvrait, un large sourire, les yeux pétillants, et s’amusait de la tendresse que je portais au lapin. Elle lui donnait des feuilles de salade, je le regardais manger avec émerveillement. Lui faisais des câlins. Repartait en soupirant. La maîtresse de maison souriait. Un soir, Annabelle vint sonner à la porte. C’était fréquent chez nous, nous nous rendions visite quotidiennement, allions demander du sucre, ou du sel en cas de pénurie inattendue, c’était la bonne entente. Elle tenait une petite boite dans les mains et nous la tendis aimablement : « C’est du pâté que ma mère a fait ». Sa mère faisait souvent des boudins, du pâté, des plats exotiques selon les recettes de l’île lointaine d’où elle venait. C’était avec joie et délectation que nous goûtions à ses préparations culinaires, toujours très savoureuses. Cette fois-là ne fut pas une exception et accompagnée de pain, la terrine qui nous avait été offerte disparut rapidement. C’était succulent. Vraiment. Délicieux. Le lendemain, je montai chez Annabelle, pour remercier sa mère et pour jouer avec mon petit compagnon à poils. Je fus surprise de ne pas trouver la cage à l’endroit où elle se trouvait habituellement et finis par poser la question. Ma voisine éclata de son rire habituel, dévoilant ses larges dents. Très amusée, le regard pétillant, elle me fixa droit dans les yeux et me demanda :
- Mais dis-moi, tu croyais qu’elle venait d’où, la terrine de lapin que tu as mangée hier ? Je me sentis défaillir. Que disait-elle ? La terrine de lapin ? Ce lapin ? Que j’avais caressé tant de fois, pour lequel je m'étais pris d'affection et que j’aurais volontiers recueilli chez moi ? Devant ma réaction catastrophée, elle éclata de rire et me montra un petit coussin posé sur son canapé. Il était recouvert de fourrure, une fourrure d’un blanc éclatant, cette fourrure où j’aimais tant glisser mes doigts. La fourrure sous laquelle battait ce petit cœur inquiet, et que j’essayais de rassurer, bien loin de me douter de la menace qui planait. Je n’ai jamais oublié la mère d’Annabelle. Et jamais plus, je n'ai mangé de lapin. Depuis, instinctivement, je me méfie d'un autrui trop souriant.
A dix ans, l’âge où les enfants ont des rêves plein la tête, j’étais bien loin d’imaginer la vie qu’aurait Tony.
Tony avait mon âge. Tony avait dix ans.
Dix ans et plein d’espoir. Dix ans et toujours, cette nécessaire projection qui pousse les enfants à grandir : « Plus tard, je serai astronaute, avocat, médecin, pilote, président de la République ! ». Tony, lui, voulait être musicien. Il jouait de l’accordéon fabuleusement bien. A douze ans, à quinze ans, à dix-huit ans, son don ne cessa de se confirmer. Il jouait du Mozart et autres morceaux classiques avec cet instrument que le grand public cantonne aux valses musette.
Tony était mon ami. Tony était mon cousin. Nous étions un peu amoureux aussi, le temps des vacances d’été. Tony et son accordéon.
Lorsqu’il eut vingt ans et fut sur le point d’accéder à toutes les promesses auxquelles il rêvait depuis l’enfance, son père mourut. Le cancer de la prostate, ça ne pardonne pas.
Tony vécut des mois avec son chagrin. Puis la tristesse, le manque et le désespoir débordèrent. Quand je le revis, il était métamorphosé. La mine renfrognée, il posait sur le monde un regard hostile. Quand il parlait, c’était pour dire des phrases incohérentes.
D’un instant à l’autre, il pouvait changer du tout au tout : d’expression, de voix, d’attitude. Il passait du sanglot à la fureur, de la douleur à la résignation. Son agitation l’empêchait de tenir en place. Je me souviens de la nuit blanche que je passai à ses cotés, à l’écouter divaguer, sans reconnaître l’ami de toujours.
Quelques jours plus tard, j’appris qu’il avait commencé à avoir des accès de violence. Violence envers les objets qu’il broyait avec une force inouïe, violence envers ses proches qui, terrorisés et anéantis par l’affliction, ne savaient plus quoi faire de lui. Il s’était mis en tête que sa mère était son ennemie, qu’elle lui en voulait et qu’elle avait assassiné son père. Que sa sœur était une extraterrestre, une imposture. Des êtres nuisibles à éliminer.
Et toujours, cette violence.
Les psychiatres ne trouvèrent jamais de solution pour Tony. Ils diagnostiquèrent une schizophrénie, l’assommèrent de médicaments pour neutraliser ses pulsions destructrices, l’enfermèrent parfois.
La dernière fois que je l’ai vu, il devait avoir 22 ou 23 ans. Le regard fixe et le visage inexpressif, il paraissait absent.
Peut-être que quelque part au fond de ce corps, il reste quelque chose du Tony de mon enfance, du Tony plein de rêves et de musique. Le Tony qui n’a fait qu’entrevoir toutes les possibilités de l’âge adulte avant d’être pour toujours enfermé dans sa folie.
Au détour d’une rêverie, je crois entendre de nouveau le rire des enfants que nous étions, l’écho de nos jeux. Je ressens cette foi si candide en un avenir nécessairement plus beau et je me dis, perdue dans mes pensées, ivre de nostalgie, que l’une des bénédictions de l’enfance, c’est d’être épargné par la peur d’un futur incertain.
Nous avons tous le souvenir d’une institutrice ou d’un professeur terrifiant. Le seul fait d’imaginer se faire remarquer par ce détenteur du savoir, ou pire, être disputé ou puni par lui suffisait à nous glacer le sang. Mais si, souvenez-vous. Ce n’est pas si loin.
Si je remonte plusieurs décennies en arrière, je me retrouve dans une salle de classe vieillotte, à l’ancienne, déjà anachronique pour l’époque et certainement digne d’un musée de nos jours.
Les tables étaient d’un bois usé par la multiplication des coups de crayon rageurs, de traits tirés à la règle et des lettres appuyées avec application, fruits du labeur de plusieurs générations d’écoliers. C’était de vieux pupitres rongés, percés d’un trou pour accueillir le pot d’encre d’antan.
Je sens encore l’odeur de la craie, je revois la grande règle que l’institutrice tenait entre ses mains comme une matraque et qu’elle faisait claquer vigoureusement sur la table pour exiger le silence. C’était d’ailleurs parfaitement inutile. Personne n’osait dire un mot, ni même respirer en sa présence. Nous étions une vingtaine d’enfants en apnée et ce n’est qu’à la récréation, ivres de soulagement, que nous faisions le plein d’oxygène et de liberté.
Mme T., elle s’appelait. Elle portait de vieilles jupes d’un autre âge, et d’improbables chemisiers. Quant à sa coiffure, elle était de vingt ans dépassée. Mme T.
Elle me paraissait si vieille que je me demandais comment on pouvait vivre aussi longtemps. Quand son regard perçant et acéré se posait sur moi, je sentais les serres de l’angoisse m’étreindre le cœur.
Dans la classe de Mme T., les bons élèves siégeaient au premier rang. Les cancres étaient bannis au fond et supportaient sans broncher cet infâme ostracisme. J’étais au deuxième rang et regardais avec effroi ceux des quatrième et cinquième rangs, les pestiférés, les intouchables.
Avec Mme T., j’ai tremblé. J’ai passé quantités de nuits blanches et de journées sombres. Mais j’ai aussi gardé des souvenirs indélébiles qui sont un bout d’enfance. Avec elle, j’ai visité les plus beaux monuments de Paris, et mes yeux émerveillés s’écarquillaient grand pour apprécier ce spectacle unique. J’ai retenu mille de ses leçons et explications. Certaines de ses phrases sont encore présentes à mon esprit comme si je les avais entendues hier.
Quand un jour, il n’y a pas si longtemps, je l’ai croisée à l’arrêt de bus tout à fait par hasard, je n'ai rien vu qu'une petite vieille. Une mémé sans prétention ni grands airs, minuscule et frêle, tassée par les ans. Je l'ai reconnue tout de suite; j'avais de nouveau huit ans. Il commençait tout juste à pleuvoir. Elle se recroquevilla dans son manteau de laine. Nous attendions le bus depuis de longues minutes déjà.
- Il n’est pas en avance, hein ? dit-elle en se tournant vers moi.
Comment aurait-elle pu reconnaître en moi l’un des innombrables élèves qu’elle avait vu défiler ? Plus de vingt ans s’étaient écoulés. Je faillis lui dire. Lui dire les bons points et les tableaux d’honneur, l‘accélération de mon cœur quand elle rendait les copies, lui dire les tables de multiplication avec lesquelles elle nous torturait. Lui dire, lui rappeler le morceau de moi qu’elle avait irrémédiablement marqué.
Au lieu de cela, quand j’ouvris la bouche, ce fut simplement pour répondre : « Eh non ! », dans un sourire crispé.
Lorsque le bus l’emporta, je demeurai là, toute chose, à regarder mon enfance disparaître au coin de la rue.