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Certaines photos ont été glanées sur le Net. Elles ne sont utilisées que dans un but illustratif. Si toutefois leurs auteurs y voyaient une quelconque objection, merci de me contacter.

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« L’Enfer, c’est les Autres »

            Jean-Paul Sartre

Pour comprendre le but de ce blog, il vaut mieux commencer par lire ça.

4 mars 2009 3 04 /03 /mars /2009 00:12

Louis était un enfant grassouillet, sale et antipathique.

Noyés dans une fratrie de huit enfants, solidaires dans l’infortune, ses frères et lui s’élevaient les uns les autres. Leur mère n’avait de maternelle que la fonction reproductrice : elle enchaînait les grossesses, les accouchements puis, quand le plus jeune faisait mine d’aspirer à l’autonomie en apprenant à marcher, elle se détournait de lui pour tomber enceinte de nouveau. Le rejeton était volontiers récupéré par la horde d’enfants débraillés et poussait comme il pouvait en regardant le nouveau bébé devenir l’objet exclusif de l’attention qu’il monopolisait naguère.

L’école servait essentiellement à le sortir de l’appartement familial où il était livré à lui-même. Il n’y a acquis que peu de connaissances et faisait preuve d’une fermeté résolue à ne rien apprendre de nouveau. Aussi son passe-temps favori était-il de saboter les cours auxquels il assistait. Il faisait preuve, dans cette entreprise, d’une imagination et d’une ingéniosité telles qu’elles lui auraient permis de faire des merveilles s’il avait voulu les utiliser à des fins plus louables.

Louis avait, bien entendu, commencé par les scènes classiques, jouées et rejouées par des générations de garnements enthousiastes : il se moquait des patronymes de ses camarades agacés, poussait des cris étranges évoquant tantôt le grognement du cochon, tantôt le canard cancanant. Fréquemment, donc, j’étais en classe, les élèves levaient la main avec enthousiasme tandis que Louis, en retrait, rythmait la leçon tel un étrange métronome de ses « Groink ! Groink ! ».

 

-         D’après la carte, poursuivais-je, stoïque, quelles sont les régions les plus pauvres ?

 

Groink !

 

Aline, hésitante, peinait à se lancer dans la concurrence des bruits de la ferme.

-         Oui, Aline, c’est à toi, essayais-je de l’encourager.

 

Groink !

 

-         Euh … geignait Aline, définitivement déstabilisée.

-         Bon. Quelqu’un d’autre ?

 

Groink !

 

Héroïque, Steeve nous donna la bonne réponse.

-         Oui, c’est ça. Prenez maintenant le livre page …

 

« Hi-han ! » a brait Louis.

 

Surprise par la cassure de la routine acoustique, je relevai la tête. Louis, triomphant, souriait de toutes ses dents.

Excédée, je finis par prendre son carnet de correspondance. Louis s’en empara à la fin de l’heure, déchiffra tout en s’éloignant l’observation jetée là avant de revenir contester.

-         Non mais m’dame, j’ai pas fait hi-han ! Pourquoi vous marquez que j’ai fait hi-han ?

-         Bien sûr que tu as fait « hi-han ».

Louis me fixait. Il m’avait attirée dans son arène.

-         J’ai pas fait hi-han, affirme-t-il. J’ai fait han-han.

Voilà qui change tout.

 

 

Souvent, Louis venait au collège sans matériel. Il approchait jusqu’à mon  bureau juste pour brandir son sac à dos et prouver ainsi qu’il était bien vide. Le méfait vérifié, je lui ordonnais bien vite de regagner sa place : Louis traversait alors la salle d’un pas lent et chaloupé, faisant osciller ses imposantes fesses de gauche à droite tout en chantant : « J’ai pas mon livre aujourd’hui ! Oooooh non, non, j’ai pas mon livre aujourd’hui, ooooooohhhhoooooo ».

Yeah.

 

Parfois, je l’excluais. Il trouvait ça très bien, et recommençait son cirque le cours suivant avec une énergie redoublée, dans l’espoir de bénéficier du même traitement.

Le faire travailler était impossible, l’écarter du groupe restait une solution de facilité non viable à terme. Il me fallait l’ignorer.

Je l’avais tenté de nombreuses fois, mais Louis avait l’imagination aussi malicieuse que fertile, et entre nous avait tôt fait de s’installer le jeu de celui qui cèderait le premier.

 

Groink ! Hi-han ! Il fallut apprendre à composer avec ces bruits comme on supporte un marteau-piqueur gênant, en période  de travaux. La nuisance contre laquelle on ne peut rien. Groink. Evidemment, la maîtrise de soi est nécessaire. Hi-Han. Ne pas montrer qu’on est exaspéré. Ne pas craquer. Groink. Ne pas le tuer. Enfin, la sonnerie. Cocorico.

 

Au fil des semaines, Louis s’éteignait. Je crus qu’il s’était finalement résigné à être aussi transparent et frustré qu’un spectre invisible. Je faisais travailler ses camarades. Ceux-ci parvenaient même, suivant mon exemple, à oublier l’agitateur du fond de la classe.

Louis était malheureux. Pas parce qu’il n’apprenait rien à l’école, pas parce que l’on renonçait à lui prendre la main pour le faire avancer, non. Louis souffrait d’avoir perdu son public, d’avoir perdu l’exaspération,  la colère d’autrui, celle qui lui montrait qu’il était là, qu’il existait, celle qui l’empêchait d’affronter ses immenses lacunes et, sans doute, sa solitude.

D’une certaine manière, nous avions fermé la porte, ne laissant Louis regarder par la fenêtre que parce que nous n’avions pas de volets.

Avachi, somnolent, Louis semblait apprivoisé.

 

C’est confiante que je guidais désormais mes ouailles. Hop un exercice, on corrige en vert, voilà une définition, on reprend un stylo noir. Et soudain, ma voix s’étrangla. Au fond de la classe, Louis était agenouillé sur la table, la tête pendant dans le vide près du dos de l’élève installé devant lui, dans une position à mi-chemin entre la prosternation et l’agonie. Il avait levé ses fesses le plus haut possible, de telle sorte que son fessier massif surplombait la classe.

Rien à faire. Imperturbable, je refusais obstinément de déclarer forfait devant les fesses exposées d’un gamin de onze ans. Les élèves jetaient des œillades un peu inquiètes en direction de Louis tout en se demandant quel genre de prof pouvait laisser faire pareille énormité.

Je poursuivais. Louis ne bougeait pas.

 

-         Bien, vous allez maintenant sortir vos crayons de couleur ….

 

-         Madââââme ! hurla Louis.

 

-         Il faut combien de couleurs différentes ? demanda Gilbert.

 

-         Au moins trois : un rouge, un bleu et un vert.

 

« Madâââââââme ! »

 

-         Il faut coller la carte ?

-         Oui, sur la page de droite.

 

« Madâââââââââme ! »

 

 

Les cris déchirants ne tarderaient pas à attirer l’attention de mes collègues. Il fallait le faire cesser.

« Madâââââââââme ! »

 

Ne pas parler sans avoir préparé l’altercation. Savoir quoi dire. Gérer le conflit. Sauver la face.

 

« Madââââââââââme ! »

 

J’allais devoir l’exclure. Que faire d’autre ? 

 

Et, au moment où j’allais admettre ma défaite, Louis, sentant la déroute de l’adversaire, m’acheva :

 

-         Madââââââââme, j’ai mal au UC* !   

 

 

Il releva enfin la tête et planta ses yeux dans les miens. Puis, savourant le silence consécutif au sabotage du cours, pour la première fois depuis des mois, il sourit.

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

La définition du jour

* « UC » : terme de verlan (à l’envers) signifiant « cul ». Désigne le postérieur d’un être humain.

 

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26 janvier 2009 1 26 /01 /janvier /2009 21:49

http://cdsp02.org/images/chaise_vide.jpg

Claire est une adorable fillette. Elle est jolie, gracile, de longs cheveux bruns et un sourire enchanteur qui l'érige en icône absolue de l'Innocence enfantine.

C'est aussi une bonne élève, qui arrête de bavarder si lui fait la remarque, s'applique quand elle doit faire un exercice, la petite que l'on félicite, que l'on encourage, que l'on regarde grandir avec une certaine foi en l'avenir..

Contrairement à d'autres qui, déjà, se muent en adolescentes renfrognées, Claire demeure une petite fille. Elle a une voix douce, un regard timide, elle semble si fragile.

En même temps, de cette toute petite chose se dégage une vraie personnalité. Elle semble à l'aise, a des amies, n'hésite pas à prendre la parole, pourvu qu'elle ait quelque chose à dire.

 

Elle est toujours là, Claire. Je n'ai pas le souvenir qu'elle ait manqué un seul jour. Lorsque les élèves entrent, elle se dirige immanquablement vers sa table, reste debout jusqu'à ce que je donne l'ordre de s'asseoir, puis elle sort ses affaires et attend, disciplinée, le silence des moins sage. Claire est tellement là que je ne la remarque plus.

 

 

Aujourd'hui, pourtant, Claire était absente. Elle n'était pas là et je ne l'ai pas remarqué tout de suite. Il a fallu que deux de ses amies viennent me trouver, un peu gauches, un peu émues, pour me dire que Claire ne viendrait pas. « Un problème familial » m'a-t-on dit.

« Ce n'est pas trop grave j'espère ? » ai-je demandé distraitement, imaginant quelque événement sans conséquence.

 

Claire était absente et c'était la première fois.

Elle reviendra demain ou dans quelques jours, elle reprendra sa place habituelle, le monde aura l'air d'avoir si peu tourné, et pourtant. Je ne pourrai plus la regarder sans voir la béance qu'elle porte désormais en elle.

 

 



Claire ne sera plus jamais la même.

Sa mère est morte ce week-end.

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15 octobre 2008 3 15 /10 /octobre /2008 14:27

Les yeux baissés, Karine écoute mon cours d'une oreille un peu distraite. Elle bavarde de temps en temps avec sa voisine, tressaille lorsque je la reprends avant de se perdre à nouveau dans de mystérieuses pensées.

Aujourd'hui, nous parlons de la population mondiale, de l'évolution démographique qui n'est sensiblement pas la même selon la région du monde où l'on se trouve. Nous analysons cartes et graphiques, nous commentons, les élèves participent. Karine ne dit rien.

Les enfants constatent qu'en Afrique, le nombre d'enfants par femme est plus élevé qu'en Europe. Enthousiastes, ils cherchent les causes, élaborent des hypothèses parfois farfelues, creusent leurs jeunes méninges pour apporter à l'auditoire  la clé de l'énigme. Et enfin, victoire ! Ils trouvent.
- Ben les femmes en Afrique elles mettent pas de capote!

Rires gras, gloussements gênés, protestations effarouchées chassent le studieux silence.

Nous reformulons soigneusement, écrivons la définition de « moyens de contraception » sur le cahier, quand Karine, sortie de sa réserve, s'exclame bruyamment : « Mais n'importe quoi ! Ca marche pas ! »

- Comment cela, «ça ne marche pas»? Quoi donc?
- Ben la pilule, quoi, les préservatifs, tout ça, ça ne marche pas!

Doctement, je lui sers les statistiques qui avoisinent les 100 %, fusille du regard l'affreux du fond qui fait tournoyer son équerre autour d'une règle et m'apprête à poursuivre lorsque Karine, accrochée à son idée, insiste :
- Mais Madame, moi par exemple, vous voyez, je suis une erreur.

 Je la dévisage, cette petite fille aux grands yeux tristes. Elle dit cela avec beaucoup de conviction, comme si elle énonçait une évidence : un erreur, elle est une erreur, son existence est une erreur.
Karine a onze ans. 

Si elle le décèle dans mon regard à la fois estomaqué et attendri, elle ne comprend sans doute pas le sentiment qui m'envahit alors. Gênée par ces paires d'yeux qui se sont arrêtés sur la petite tandis qu'elle expose inconsidérément son intime fêlure, je demande d'un ton sévère au reste de la classe de terminer de copier la définition. Lorsque l'attention générale s'est détournée de Karine, je peux m'approcher d'elle. Elle me regarde avec une grande dureté, je lui souris et lui dis:

 - On va plutôt dire que tu as été une surprise? Une belle surprise?

 
A la manière dont ses prunelles continuent de me transpercer, je comprends qu'il n'en est rien.

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10 mars 2008 1 10 /03 /mars /2008 21:02

Jeune prof débutante, je fus amenée à faire un stage dans un grand lycée de la région. Avec mes jeunes collègues, nous nous étions donné rendez-vous devant l’établissement, afin de nous présenter ensemble au bureau de la proviseure.

Au complet, notre petite troupe se retrouva donc accueillie dans un chaleureux bureau aux couleurs chatoyantes. Le tapis, les tapisseries, la couleur fauve des meubles en bois, tout était en accord avec cette impression de chaleur un peu brûlante perçue dès notre arrivée.
La femme qui nous accueillit avait une allure stricte : la jupe droite, la veste infâme, le cheveu fade. Sans doute essayait-elle, par ce décor bouillant, de compenser son effroyable froideur.
« Bonjour ! » s’exclama-t-elle en serrant tour à tour les mains des petits jeunots. Sa poigne était ferme, presque brutale.
 
« Alors… Je suis la proviseure de ce lycée, dans lequel je vous souhaite la bienvenue. Je vais vous le présenter rapidement et vous laisser ensuite le découvrir par vous-mêmes ».
 
Elle se mit à nous réciter sa fiche : date de construction, historique complet, cadre agréable avec le magnifique parc arboré. Elle cita les effectifs, le taux de réussite au bac qui la remplissait d’une ostensible fierté, évoqua le profil des élèves.
Le lycée accueillait beaucoup d’enfants dont les parents avaient des métiers importants : ambassadeurs, artistes, chefs d’entreprise. Des activités professionnelles si captivantes qu’elles les empêchaient de s’occuper de leur encombrante progéniture. Comme le lycée était aussi un internat, c’était bien pratique : on pouvait sans culpabilité aucune laisser les rejetons aux bons soins de l’éducation nationale pendant que l’on parcourait la planète, de dîners d’affaires en soirées mondaines. D’ailleurs, de l’aveu de l’infirmière qui nous accueillit un peu plus tard, ces adolescents allaient très mal. C’est trop dur d’être un gosse de riches. Comment se construire alors que ses parents confondent amour et argent ? Les pauvres petits souffraient de l’absence que compensaient trop mal mille cadeaux coûteux. L’argent et le bonheur ne vont pas de pair. Ca fait réfléchir.
A ce propos, il faudrait que je songe à raisonner Ahmed, le petit dur de ma classe de cinquième, la prochaine fois qu’il se retrouvera au poste pour avoir cramé la voiture de son voisin ou caillassé le fourgon de police qui patrouillait dans le quartier. Enfin, Ahmed, de quoi te plains-tu ? Regarde un peu, toi tu as un père. Il est là, il vient te chercher au commissariat quand tu fais une connerie ! T’as vu comme il est présent ? Tu as même le droit à une beigne bien sentie au moment où il te récupère, à laquelle s’ajoutent quelques coups de ceinture, une fois rentré à la maison. C'est pas bien, dis, un père qui s’occupe de toi ? Parce qu’il y a des gamins qui n’ont rien de tout ça, tu te rends compte ?  Imagine si tu avais des parents qui se contentaient de te payer tout ce que tu veux ? Ah, ces jeunes, ils ne savent plus apprécier ce qu’ils ont. Non, mais vraiment …
 
 
Il y avait des problèmes, donc. Pourtant, en apparence, le lycée offrait une vitrine parfaite. La proviseure conclut sa présentation élogieuse avec un sourire qui se voulait suave mais que je trouvai carnassier. Elle ajouta, alors que nous nous apprêtions à prendre congé :
-         Vous verrez, ici, c’est calme : la population n’est pas très … hum… colorée.
 
Mon regard perplexe croisa celui, tout aussi décontenancé, d’un collègue stagiaire. Personne ne releva cette stupéfiante remarque.
-         Oui, c’est vrai, il n’y a pas beaucoup d’immigration, poursuivait-elle dans un souci de clarté. Pas d’immigration, pas de problèmes !
 
 
 
 
Effarés par un slogan aussi simpliste qu’insupportable, nous passâmes le reste de la journée à compter, en nous esclaffant, les rares basanés qui, sans doute tombés de leur cocotier, s’étaient échoués sur cet îlot du savoir et de la civilisation.
 
Dans un monde sans couleurs, il faut savoir apporter sa contribution en riant jaune.
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8 février 2008 5 08 /02 /février /2008 11:58
gifle.jpg
Au début de ma carrière, je me souviens de cet enseignant parfait, ce prof de français qui alliait droiture, rigueur, sérieux et esprit d’initiative pédagogique. Qualités qui, ajoutées à sa grande humanité, en faisaient un maître craint et aimé des élèves.
Toujours, il faisait preuve de calme autant que de recul, et bien souvent il fut amené à me prodiguer de précieux conseils lorsque, dépassée par l’agitation croissante de telle ou telle classe, ma patience autant que mon moral fléchissaient.
 
Un jour de mai, une fébrilité inhabituelle s’était abattue sur la salle des profs. On s’étonnait, on s’indignait, riait même de la situation incongrue et incroyable.
-         Non, t’es sûr ? entendait-on.
-         Oui, je te jure ! Ca s’est passé tout à l‘heure.
-         Mais qu’est-ce qui lui a pris ?
-         C’était avec la petite Denise !
-          Haaaaaaaaaaaan !
 
J’allai moi aussi aux nouvelles.
Marc, le prof modèle, avait giflé une élève. Une petite peste qui ne respectait ni père, ni mère, ni personne d’autre. Elle l’avait provoqué tant et si bien qu’elle était parvenue à mettre ses nerfs, que d’ordinaire il contrôlait si bien, à rude épreuve. Pour finir, Denise la rebelle l’avait traité de « gros pédé », laissant la classe stupéfaite. Grondant d’une colère retenue, Marc tança la jeune fille et s’apprêtait à l’exclure de classe quand, le regardant droit dans les yeux, elle répéta : « Gros pédé ».
Dans les yeux de la petite brillait cette flamme de défi, et son sourire s’épanouissait avec la certitude de sortir indemne de l’épreuve de force. Marc, qui avait toujours respecté chacun de ses élèves ; Marc qui était la modération et la retenue mêmes ; Marc, le dernier à qui j’aurais prêté une quelconque intention violente, a fortiori envers l’une de nos ouailles ; Marc leva alors la main et, avec trois doigts furieux, atteignit le visage de l’impudente. Gifle symbolique mais scandaleuse qui mit l’établissement en émoi.
 
Je ne m’en remettais pas. Marc avait frappé un élève ? Marc ?
 
Bien entendu, il fut convoqué par le chef d’établissement et l’élève elle aussi réprimandée. Les parents de Denise, loin de s’émouvoir de la claque reçue par leur adolescente, s’offusquèrent surtout de l’attitude qui l’avait motivée. D’autres, dans la même situation, rompent le dialogue et traduisent l’enseignant fautif devant la justice, compromettant carrière et réputation sans sourciller. Ni se remettre en question.
Bien sûr, le prof, être chargé de savoir et –on l’espère de plus en plus, on y croit de moins en moins- de sagesse, devrait être au-dessus d’instincts brutaux indignes de sa fonction. Bien sûr. Toutefois, on l’oublie trop, il reste un être humain riche de ses qualités mais non exempt de fêlures. Quand il est équilibré et supporte stoïquement brimades et provocations de gamins mal élevés tout en continuant d’enseigner, on ne le loue jamais. S’il faillit, en revanche, qu’il ne parvient pas par la magie de sa seule présence à imposer le respect dans ses classes, tandis que la hiérarchie l’abandonne à ses difficultés et les parents lui délèguent l’éducation de leurs enfants, on le lynche.
 
Oui, vraiment, de par les avantages fantastiques qu’il procure et la reconnaissance sociale qu’il inspire, prof, c’est vraiment le plus beau métier du monde.
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25 janvier 2008 5 25 /01 /janvier /2008 23:57

http://www.loveliformes.com/c/31-category/pull-grande-taille-.jpgIl y a quelques jours à peine, pendant que je surveillais un contrôle et rêvassais en attendant paresseusement que le temps passe, je les regardais. Tous. Ces têtes recouvertes de cheveux, longs, blonds, courts, châtains, crépus ou raides, sales ou parsemés de pellicules, ces têtes vides ou pas, ces êtres forts d’une histoire personnelle unique qui se retrouvaient embarqués dans une même aventure, le temps d’une année scolaire. Ces adolescents en construction qui, l’espace de quelques minutes, concentraient tous leurs efforts au devoir que je leur avais préparé, que ce soit pour répondre aux questions ou pour le saboter. 

 
Je passai chacun d’eux en revue, les détestables, les attachants, les rebelles, quand j’arrivai à Myriam. Du fond de la classe où j’étais tapie, je ne voyais que son dos. 
Myriam était une grosse fille un peu bête, une de ces créatures qui n’ont même pas l’intelligence pour pallier leur manque de grâce. Elle ne voyait aucun intérêt à étudier, préférant rire sottement ou feindre ponctuellement de travailler en me fixant d’un regard bovin. Son attitude négative me la rendait, la plupart du temps, extrêmement antipathique.
 
Penchée sur sa copie, Myriam faisait mine de travailler sur son devoir. Elle portait un pantalon bon marché, des tennis sales ainsi qu’un pull en coton dont la qualité médiocre était décelable au premier coup d’œil. Au niveau de sa nuque, juste au-dessus de la capuche, une immense étiquette oubliée pendouillait. On pouvait y lire le prix dérisoire et la taille immense du vêtement ainsi que le taux de rabais conséquent dont elle avait été l’heureuse bénéficiaire.
Un instant j’ai songé à l’avertir discrètement. Elle aurait rougi, sans doute bredouillé, avant d’arracher aussi vite que possible l’étiquette gênante. Peut-être même m’aurait-elle remercié. Puis j’ai imaginé Myriam se pavanant dans la cour avec sa stupide insolence, promenant partout son hideux pull tout droit sorti du magasin, et je me suis tue.
 
C’est avec un sourire non dénué d’une jubilatoire cruauté que je la regardai quitter ma salle, rejoindre ses camarades et s’exposer aux yeux de tous, l’étiquette se balançant au rythme de ses pas.
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26 novembre 2007 1 26 /11 /novembre /2007 16:14

Il y a quelques temps, Monique nous avait déjà éblouis par son érudition cinématographique. Je pensais avec naïveté qu’elle n’avait fait qu’un détour inattendu et improvisé dans mon catalogue par ailleurs si bien pourvu d’Autruis, tant l’insignifiance de la bonne femme laissait présager son enfoncement définitif dans l’oubli. Las ! La revoilà. Toujours grandiose.
 
Monique est une petite prof stressée, mine soucieuse, lèvres pincées, mais qui, les jours où l’on se sent l’âme miséricordieuse, semble tellement gentille. Gentille comme ce chien infesté de tiques qui nous émeut presque autant que ses croûtes sanguinolentes nous répugnent. Cette pauvre bête à laquelle on n’ose pas donner le coup de pied qui nous titille la jambe mais pour lequel on n’a pas de bout de pain à perdre. Ce chien qui, si on fait mine de le nourrir, nous suivra jusqu’à ce qu’on trouve le moyen de le faire déguerpir. Alors on est là, on hésite. On lui adresse un regard : il remue la queue. On tend la main vers lui : il baisse la tête et couche les oreilles. Il est mignon le chien. Il nous encombre mais on ne va pas lui jeter de pierres. Le pauvre.
 
Monique quémande toujours de l’attention. Alors, quand elle me court après dans les couloirs pour me raconter comment elle a perdu 12 minutes de cours à réprimander les élèves arrivés en retard, ce qu’elle a du endurer de ricanements et moqueries insolentes lorsqu’elle a cherché à sanctionner ces abus évidents, quand Monique suffoque presque tant elle parle vite pour me transmettre toutes les informations avant que je ne me lasse de ses jérémiades, alors, faible que je suis, je m’arrête, lui accorde un sourire aimable, lui prête une oreille qui se veut attentive. Puis, l’ego ragaillardi par la fierté que me procure ma grandeur d’âme, je la quitte non sans être obligée de m’excuser de lui fausser compagnie.
 
Depuis quelques semaines, Monique se précipite vers moi en jappant sitôt qu’elle aperçoit ma sombre silhouette au loin. C’est toujours la même chose : les élèves sont méchants. Très méchants. Et puis les profs aussi, qui les gardent trop longtemps dans leur cours après la sonnerie. Du coup ils arrivent en retard au sien, de cours. Et puis ils l’insultent quand elle leur demande leur carnet de correspondance pour mettre la retenue qui sanctionne leurs douze minutes d’errance. Monique souffre. Je compatis.
« La prochaine fois », me glisse Monique comme si elle me demandait une faveur, « lâche-les à l’heure ».
Je lui précise qu’ils ont été lâchés à l’heure réglementaire, et lui promet de veiller à ce que la classe dont je suis professeur principal cesse d’abuser des intercours pour écourter les heures de maths.
 
Une semaine plus tard, je sursaute. Alors que, les bras chargés de lourds manuels scolaires, je m’achemine vers ma salle de classe, je vois que Monique trotte à mes cotés.
« Oh la la, ils sont encore arrivés en retard jeudi ».
« Ah ».
Les Monique savent se plaindre des retards, symptôme absolu du manque de correction, mais méconnaissent l’usage du mot bonjour. On voit à leur carence en matière d'éducation quand les canidés ont souffert de l’absence d’un maître.
 
« Est-ce que tu pourrais, s’il te plait, les laisser sortir à l’heure le jeudi ? » poursuit-elle.
-         Oui, bien sûr Monique, mais je t’ai déjà dit que je ne les garde pas. Quand ça sonne, ils sortent. Si exceptionnellement je dois en garder un plus longtemps que prévu, je lui fais systématiquement un mot pour en aviser les collègues.
Monique en reste là. Le lendemain matin, elle me contacte par mél pour me demander de LIBERER LA CLASSE A L’HEURE LE JEUDI SVP.
La Monique commence à me gonfler sec mais cordiale, je lui réponds fermement et aussi poliment que possible.
 
Le jeudi suivant, le prédestiné Kévin, subissant bien malgré lui l’influence d’un prénom maléfique, se fait remarquer pour avoir transformé un préservatif en ballon de baudruche. Moi, prof principale consciencieuse, je lui demande de venir me voir à la fin du cours et, l’air sombre et faussement outrée de pareille indécence, le sermonne sévèrement. Deux minutes et trente secondes plus tard, je le « libère », muni d’un mot stipulant, avec l’exactitude d’un satellite basé sur l’heure de Greenwich, l’heure précise à laquelle Kévin-aux-hormones-en-ébullition m’a quittée.
 
Monique commence à hérisser le poil.
« Tu m’as encore envoyé Kévin et tous ses amis en retard ! » glapit-elle.
-         Non. Pas « encore ». c’est la première fois que je le fais, et tu te doutes que si je le garde quelques minutes, c’est que j’ai des choses de la plus haute importance à lui dire. Tous les autres sont partis à la sonnerie.
-         Alors ils ont rajouté leur nom sur le mot.
Mais la pièce à conviction a disparu. Evidemment.
J’ignore Monique, pressée de la voir générer une migraine chez une autre victime. Mais elle ne détale pas. Elle s’approche.
-         Oui, parce que tu comprends, ils en jouent, tu vois, ils le font exprès, alors si tu les retiens… »
-         Je t’ai déjà dit que je ne les retenais pas.
-         Oui mais enfin, bon… Tu vois… C’est Stéphane qui me l’a dit, alors comme c’est un bon élève on peut quand même le croire … !
Je ne retiens pas un rire incrédule. La crédibilité du bon élève prend le pas sur celle de l’irréprochable enseignante. L’honneur bafoué, je me redresse à la manière d’un coq paré au combat et puis je vois cette petite chose hargneuse qui me fixe et le rire l’emporte sur l’orgueil. Elle, elle ne rit pas du tout. Démunie face aux adolescents malicieux, elle cherche la responsabilité des conflits qui l’opposent aux élèves dans les actes d’autrui. Et pour voir si elle arrivera un jour à imposer sa voix, elle s’évertue à expérimenter sur ses collègues ce qu’elle a échoué en classe.
Je reprends avec aplomb et entêtement ma version.
-         Bon, alors arrête de les retenir. Ne le fais plus, c’est tout, ordonne-t-elle.
Monique a la bave aux babines. Tout en lui faisant face, je lâche un soupir intérieur. Ma commisération naïve me perdra.
 
Je jurai, mais un peu tard, qu’on ne m’y prendrait plus.
 La prochaine fois que le hasard mettra sur mon chemin un chien galeux, plutôt que de le laisser approcher suffisamment près pour me souffler au visage son haleine fétide et me montrer ses dents jaunies, je lèverai bien haut mes bottes aux talons acérés pour lui décocher le plus redoutable des coups de pied.
 
Et demain, je prends mon bâton. 
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5 novembre 2007 1 05 /11 /novembre /2007 01:19
Il était aussi petit et aussi mignon que mes autres élèves de sixième. Blond, un peu timide, un peu perdu. Un peu singulier aussi. Un peu invisible, parfois.
Je débarquais tout juste dans ce collège, forte d’une année d’expérience dans un établissement bien plus tranquille. J’avais avec moi toutes les craintes et toute l’énergie nécessaires : la crainte de mal faire pour toujours se remettre en question, l’énergie de continuer malgré les difficultés. J’ai flanché parfois. Je me suis plaint, beaucoup, beaucoup. Mais j’ai toutefois trouvé la force de faire face à ces classes turbulentes qui me rejetaient, moi qui n’étais là que pour elles –et pour mon compte en banque. Ma seule bouffée d’oxygène, c’était avec ces petits-là, encore empreints de la grâce de l’enfance.
Il s’appelait Maxime et je l’ai trouvé étrange dès la première interrogation écrite. Alors que tous les enfants étaient consciencieusement penchés sur leur feuille, avec une concentration qui distille l’angoisse, alors que le silence si rare était presque total, j’entendis des sons. Nerveux, saccadés. Des « hum ! », des « aaah ! » puis une mélopée plus lente, presque hypnotisante. Un «aoummmmmm » un peu inquiétant.
Les élèves ont commencé à relever la tête, à s’observer les uns les autres, à froncer les sourcils, interrogateurs. Moi-même je scrutais chacun d’eux afin de localiser l’étrange bruitage, cette litanie d’onomatopées qui semblait accompagner le silence («Aouuuuuuuuuuuuuuuum ») avant de le fracasser rageusement (« aaaaaaah ! Ouh ! Hum ! Aaah ! »). L’auteur de ces sons était manifestement un ventriloque de talent puisque malgré un examen attentif, j’étais incapable de désigner leur provenance avec certitude. Je ramassai les copies avant de les regarder partir. Puis j’oubliai l’affaire.
 
Deux jours plus tard, j’entendis de nouveau ce bruitage déconcertant.
 « Ouh ! Hum ! » » faisait Maxime tout en lançant son menton violemment sur le coté, en même temps qu’il semblait donner un coup d’épaule dans un adversaire invisible.
Je le considérai, interloquée, tandis qu’il poursuivait sa drôle de danse. « Ahouaaaah ! » rugit-il soudain, le visage déformé par une hargne qui sied mal à un si jeune être. Et le voilà qui, secoué d’un spasme, lançait son bras, manquant d’assommer sa voisine avant de le rattraper de l’autre main, comme possédé, comme dédoublé, comme impuissant.
Je ne sais plus trop. J’ai du lui faire des remarques, le reprendre, mais je sentais que quelque chose n’allait pas, qu’il s’écartait de cette norme imposée aux élèves au point qu’elle lui était inaccessible. Maxime avait sur le visage la crispation torturée de ceux qui, habitués à la douleur, vivent avec malgré le tourment qu’elle leur procure. Les autres gamins ricanaient de plus en plus. Lorsque les « aaaah ! » tonitruants et secs nous faisaient sursauter, des gloussements se faisaient écho.
 
Il a fallu attendre la fin du premier trimestre, soit trois mois de classe, pour qu’on daigne convier les professeurs de Maxime à une réunion le concernant. On nous apprit qu’il était atteint du syndrome de Gilles de la Tourette, ce qui expliquait les sons émis ainsi que les gestes désordonnés, la crispation faciale et les grimaces diverses. On nous a expliqué, enfin, ce que tous avions constaté. Ce que certains, le prenant pour un agitateur, avaient sanctionné.
 
Maxime. Je garde de lui un souvenir ému. La fois où, après une dispute avec un camarade, une trop grande dose de stress a provoqué une perte de connaissance. La peur que j’ai ressentie lorsqu’une petite de sa classe est venue, affolée, prévenir que Maxime était tombé et qu’il « dormait » dans les escaliers. La détresse de sa mère qui, démunie, sanglotait au téléphone. L’émotion de le retrouver, si grand et si changé, quelques années plus tard, pour sa dernière année de collège. Constater que les symptômes de sa maladie s’étaient aggravés.
Il arrivait fréquemment que, au beau milieu d’une phrase, je sois interrompue par un Maxime vociférant. Combien de matins ai-je commencé ainsi : « Alors, vous allez prendre le livre à la page… » pour entendre un « Aaaaah putaaa-aaaa-aaaaa ». Maxime retenait le « putain » tant qu’ il le pouvait, et l’injure avortait après avoir été portée presque à terme. Je levais un regard surpris: il se dandinait sur sa chaise, luttant contre lui-même avec une détermination farouche mais son bras, mû par réflexe, s’était levé pour mettre en évidence un majeur irrépressiblement tendu.
« Euh… page 214 » m’empressais-je de conclure. Et déjà Maxime cherchait la bonne page, le bon document, il le lisait, s’appliquait, levait la main. Je ne distinguais ses tics d’une réelle volonté de répondre qu’en observant lequel, de son index ou de son majeur, était dressé.
Certains collègues n’ont jamais voulu, n’ont jamais pu croire à la réalité du trouble qui l’affligeait. Sa prof d’anglais par exemple, n’admettait pas notre extrême tolérance et manquait de défaillir quand Maxime se raidissait en hurlant un « Sale …hop » qui lui était, elle en était persuadée, destiné.
 
Il est parti comme tant d’autres poursuivre sa vie au-delà de l’étroit périmètre du collège et aujourd’hui encore, lorsqu’un petit caïd lâche un mot ordurier, j’apaise la colère qui m’étreint alors par une pensée affectueuse pour Maxime .
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22 octobre 2007 1 22 /10 /octobre /2007 18:30

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Monique est une collègue plutôt sympa. C’est vrai, au premier abord, elle ne lance pas de vacheries, elle n’est pas méprisante, pas désagréable.
Monique a cependant une voix geignarde. Elle parle des élèves, s’éternise pour une information qui, concise, prendrait deux minutes à peine. D’aucuns disent d’elle qu’« elle est tellement gentille ! ». Mais ce que j’en dis, moi, c’est que Monique est chiante. Chiante à pleurer.
 
L’autre jour nous discutions en salle des profs. Elle était venue me voir spécialement pour me commenter en long, en large et en travers un papier suffisamment explicite par lui-même qu’il lui suffisait de glisser dans mon casier. Et la voilà qui s’installe. La voilà qui pérore.
Je l’écoute d’une oreille distraite en faisant « hum hum » en guise d’assentiment, tout en jetant une œillade déprimée sur le paquet de copies que j’avais prévu de corriger, et qui attendra que je le reprenne à la maison –où j’avais prévu bien d’autres activités.
« Alors, alors… Ah oui, Kévin ! »  s’exclame Monique.
-        Kévin Durand ?demande une collègue en citant un patronyme d’élève.
-         Non, pas lui, Kévin Laporte,rectifie  Monique. Mais Kévin Durand, je le connais aussi, c’est vrai qu’il n’est pas facile, lui non plus.
-        Ah oui, renchérit une troisième, je l’avais en classe l’année dernière. Et il y a Kévin Leblanc. qui est également agité.
 
Gloussement de toute l’assemblée. Monique, soudain grisée d’être au centre de l’attention, s’emballe :
«  Ah, c’est dingue, les Kévin, quand même ! Ils ne sont pas faciles, hein ? Ma cousine a un petit Kévin de trois ans, et lui aussi il est terrible ! C’est vrai, hein… ! Kévin Durand, Kévin Laporte,  Kévin Leblanc … » énumère-t-elle.
 
Monique en était encore à citer Kévin Leblanc. qu’Adrienne, sur le même ton que Monique, enchaîna malicieusement : « Kévin Costner.... »
 
Monique leva juste un sourcil interrogateur.
-        Ah … ? fit-elle, je ne le connais pas celui-là.
 
 
 
 
 
Les Kévin sont des loups féroces.
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14 septembre 2007 5 14 /09 /septembre /2007 19:01

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Longtemps, elle a été mon pire souvenir d’élève.
Parce qu’avant elle, jamais je ne me suis sentie en danger.
Avant elle, il était inconcevable que l’un de mes élèves puisse avoir l’idée de s’en prendre à moi, physiquement. J’avais connu des œillades assassines, des comportements hostiles, provocateurs, même des insultes. Tout cela m’atteignait ponctuellement et puis, parce qu’il faut bien continuer, parce qu’il faut bien croire que ce que l’on fait est utile à quelques-uns, j’oubliais les désagréments pour profiter de la victoire d’une bonne note inhabituelle, du triomphe discret de l’élève qui a surmonté une difficulté qu’il croyait pour toujours handicapante, de l’émotion des adieux de fin d’année.
Pour la première fois, cette année-là, je réussissais à oublier le collège quand je rentrais chez moi. J’étais enceinte, et toute entière tournée vers la réalité de cet enfant à venir. Alors les désagréments, les enfants perturbés, les cas sociaux, je les gérais de mon mieux mais je n’en faisais plus une affaire personnelle.
 
Elle ne m’a pas tout de suite gênée. Au début, elle lançait des remarques acerbes, était dans la provocation outrancière. Comme tant d’autres. Ensuite elle m’a agacée. Un peu. Beaucoup. Les collègues m’ont expliqué que c’était un cas social. Oui, c’est vrai, c’est triste. Une mère partie, un père horrible. Des frères et sœurs plus petits dont elle devient subitement la maman de substitution.
 
Elle avait treize ans et me détestait. J’étais avec elle comme avec les autres : aussi souple que possible sans jamais cesser d’être ferme. Mais elle ne voulait pas coopérer. J’étais sûre que je ne pouvais rien faire d’autre pour elle. J’ai tenté le dialogue et j’ai reçu une fin de non recevoir. J’ai essayé la répression et elle s’est durcie. J’ai choisi l’indifférence et les autres ont avancé. Sans elle.
Au fond de la classe elle découpait des morceaux de gomme, des bouts de papier, dessinait mollement. De temps en temps, elle était absente, mais finissait toujours par revenir s’asseoir sur cette chaise, là, près du radiateur. On dirait que je la revois. Elle ouvrait la porte sans explication ni excuse, déboulait dans la salle en me fixant avec défi, s’asseyait et mettait sa tête dans ses bras. Quand elle la relevait, ses yeux étaient gonflés, rougis. Elle scrutait ses camarades avec mépris et le monde avec dégoût.
 
Un soir, lors de la dernière heure de cours de la journée, j’entendis un énorme bruit. Quelqu’un venait de mettre un coup de pied contre ma porte, ou essayait de l’enfoncer avec un bélier peut-être, tant ce fut impressionnant. Les élèves et moi sursautâmes. J’ouvris la porte pour confondre le coupable mais ne réussis qu’à apercevoir cette fille, de dos, qui fuyait dans le couloir. Pourtant, elle aurait du être avec moi, dans mon cours. J’entrepris de prévenir qu’elle déambulait seule dans l’établissement. Puis je repris avec les autres là où je m’étais arrêtée.
 
Dix-sept heures.
Les élèves se précipitent dehors avec des cris de joie. On est vendredi, c’est le week-end. Je regarde mon énorme ventre en songeant avec délectation au repos qui m’attend. Je quitte le collège.
Je la vois au loin, silhouette aux contours flous dissimulée entre deux arbres. C’est elle. Je le sens, je le sais, c’est moi qu’elle attend. Elle n’est pas là par hasard. Je fais comme si de rien n’était et avance vers ma voiture d’un pas qui se veut calme et assuré.
Elle s’approche. Nos regards se croisent et sur son visage d’enfant se dessine un affreux rictus. Discret. Mais il est là. Mauvaise, elle sourit. Je continue à marcher. Elle avance parallèle à moi. Nous nous observons du coin de l’œil. C’est alors que je vois. Que je comprends. Elle tient des pierres dans la main. De gros cailloux, qu’elle fait sautiller les uns après les autres avant de les rattraper. Tout en me regardant d’un air comminatoire.
 
Une collègue est arrivée. Elle était toute guillerette, m’a dit des banalités. Sa voiture était garée à coté de la mienne, aussi m’a-t-elle sans en avoir conscience escortée jusqu’à ma voiture.
La gamine était toujours là. Postée contre un muret, les pierres dans la main.
Quand ma voiture a démarré, elle l’a suivie en me fixant par rétroviseur interposé. Devant l’établissement, on roule au pas, et puis il y a un stop un peu plus loin. Elle a donc marché derrière moi tout en me défiant du regard, tout en faisant sauter les pierres.
Quand je démarrai après avoir marqué l’arrêt au stop, je lui décochai un dernier regard. Juste à temps pour la voir lancer de toutes ses forces un caillou dans ma direction.
Il frôla ma voiture. 



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