Avec mes copines, j’avais l’habitude de sécher les cours. Je trouvais le temps trop précieux pour le perdre entre quatre murs, alors j’allais me promener tandis que mes parents me croyaient au lycée.
Ce jour-là, nous avons décidé de nous rendre dans la galerie commerciale du quartier des Halles, à Paris. Evidemment, braver l’interdit nous rendait euphoriques, même si nous en avions l’habitude. Les gens qui nous croisèrent dans le métro durent supporter ricanements et futilités dites fièrement, d’une voix trop forte.
Arrivées à destination, nous sommes allées d’une boutique à l’autre, commentant la tenue des mannequins en vitrine, rêvant à ces chaussures que nous n’avions pas les moyens d’acheter et nous esclaffant à la seule pensée de nos camarades de classe qui subissaient l’interminable et soporifique discours du prof de maths.
De temps en temps, nous remarquions l’œillade réprobatrice d’une mère de famille heurtée par notre extravagance, et lâchions avec agressivité : « Qu’est-ce qu’elle a la mémé ? »
C’est alors que je vis cette silhouette un peu étrange. Perchée sur des talons, l’immense créature claudiquait tout en essayant de garder une contenance. La jupe courte dont elle était vêtue lui conférait la grâce d’un flamand rose boiteux. Je garde un souvenir particulièrement vif des vigoureux mollets dont l’évidente virilité tranchait avec la féminité des atours.
Mes amies et moi nous sommes regardées avec connivence et avons pouffé d’un rire gras et peu discret.
- Oh, t’as vu le travelo ? dit l’une de nous.
- Non, tu crois que c’est un mec ? surenchérit une autre.
- Bah oui, t’as vu un peu la gueule des mollets ?
Alors, contre toute attente, il (elle ?) se retourna. J’imaginai que cet être à l’identité sexuelle mal définie allait se ruer sur nous pour nous faire payer nos railleries et me préparai à fuir à toutes jambes. En fait, pas du tout.
Sous le fond de teint, on identifiait sans peine les traits masculins et la repousse d’une barbe drue. La qualité médiocre de la perruque lui donnait une allure de mannequin de cire. C’est son regard qui me frappa : il avait au fond des yeux une infinie douceur ainsi qu’un sourd désespoir. C’est avec toute cette détresse mal dissimulée qu’il vint vers nous.
Timide et gauche, il s’approcha et dans un chuchotement qui appelait la confidence, il demanda en se tapotant les joues :
- Ca ne se voit pas trop ?
L’une de mes camarades pouffa. Je souris, mais commençai à ne plus du tout être amusée.
- Ben, très franchement, si, ça se voit ! dit-elle en riant.
- Ah… fit-il, accablé. Je ne pensais pas…
Un grand silence s’installa. La foule s’affairait toujours autour de nous. Pour rompre l’ambiance pesante, je me remis à marcher. Il chemina en notre compagnie quelques instants. Penaud, il entreprit de se justifier, comme si notre assentiment, notre approbation lui étaient indispensables.
- Vous savez, je ne suis pas du tout homosexuel. Ah non, alors. C’est juste un loisir, comme d’autres jouent au foot, moi je m’habille en femme, voilà. C’est pas plus étrange que ça.
Voulait-il nous convaincre ou se persuader lui-même ? Je me souviens des gloussements étouffés, des regards échangés qui n’ont pas pu lui échapper, et des rires moqueurs qui résonnèrent dans le vaste hall du centre commercial alors qu’il s’éloignait.
Avec mes copines, j’ai continué à plaisanter sur l’épisode, à rire des commentaires acides qui fusaient mais à mesure que les heures passaient, un sentiment trouble m’envahissait. Aujourd’hui, j’ignore toujours s’il s’agissait de compassion ou de culpabilité, mais je sais une chose. Si cet homme l’ignorait encore, il a ce jour-là appris la cruauté et l’intolérance d’autrui.