16 novembre 2006
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Au lycée, quand vraiment un cours était insupportable, une seule solution s’offrait à nous : feindre le malaise et demander à aller à l’infirmerie.
L’infirmerie était un endroit béni : l’infirmière était adorable, très à l’écoute. Elle discutait avec les élèves et donnait des sucres quand une fille un peu trop coquette ou pressée, coupable d’avoir négligé le petit-déjeuner, se voyait rattrapée par l’hypoglycémie. On pouvait même se plaindre des profs, pourvu que l’on n’exagère pas. Elle écoutait, sans jugement, sans réprimande, retenait un sourire complice que l’on lisait néanmoins au fond de ses yeux. Il y avait des lits sur lesquels on pouvait prolonger une nuit trop courte, ou récupérer après une faiblesse réelle.
Je n’abusais pas mais il m’arrivait, que je sois fatiguée, ennuyée ou simplement malade, de m’y rendre pour une pause fort appréciable. Ce fut ainsi que je croisai Isaac.
C’était un vendredi, en fin de matinée. Le temps était pluvieux. Je méditais sur des malheurs que l’adolescence faisait paraître insurmontables, accoudée à la fenêtre du rez-de-chaussée, une cigarette à la main. L’avenir me semblait désolant et plein de promesses. J’étais à la fois ces gouttes de pluie et le timide rayon de soleil qui se profilait à l’horizon.
Soudain, je sentis une présence. Je tournai la tête et vis un garçon grand, taciturne, fermé. Un grand gaillard musclé. Il me regarda du coin de l’œil et me demanda une cigarette. Je n’en avais plus. « Ah » fit-il simplement.
Je lui proposai, dans un élan de générosité, de partager la mienne. Il accepta et s’accouda à la fenêtre. Côte à côte, nous regardâmes la cour de récréation déserte, le bâtiment gris du réfectoire un peu plus loin, le bitume humide. Nous avons discuté, un peu. Des banalités échangées. La cigarette achevée, la sonnerie retentit. C’était l’heure du repas. Isaac me dit au revoir et s’éloigna alors que je rassemblais encore mes affaires.
Je ne l’avais jamais remarqué auparavant, et m’empressai de l’oublier.
Une semaine plus tard, pendant la récréation, une de mes camarades de classe poussa un grand cri et posa sa main sur son cœur, comme si elle avait reçu un choc violent en pleine poitrine.
- C’est Isaac ! s’exclama-t-elle, incrédule. C’est Isaac !
- Et alors ? demandai-je, intriguée par sa réaction.
- Tu ne connais pas Isaac ?
Elle était scandalisée de mon ignorance.
- Non, rétorquai-je, je ne connais pas Isaac. Enfin si, je l’ai croisé à l’infirmerie vendredi, mais je ne le connaissais pas avant.
Elle m’expliqua alors. Isaac. Un garçon qui sortait tout juste de l’adolescence et de prison. Il venait de revenir dans un lycée qu’il avait quitté quelques mois auparavant à l’occasion d’un séjour derrière les barreaux. On fut incapable de me renseigner sur les causes réelles de sa détention. Simplement, il fallait le savoir, Isaac était dangereux. Deal. Vol. Le genre de mec avec lequel on ne rigole pas. Le méchant du western-lycée dont nous étions les protagonistes.
Bon. J’avais fumé une cigarette avec Isaac, le caïd local.
Le temps passa, tellement vite que je me trouvai propulsée des années plus tard sans même m’en rendre compte. Puis un jour, dans la rue, on croise la connaissance qui, elle aussi, se souvient de nous. « Oh, mais que deviens-tu depuis le lycée ? ». Question classique.
On m’expliqua : les études, les projets, le futur métier… Je fis de même.
« Et Bidule, tu te souviens de Bidule ? » Autre interrogation attendue. Nous passâmes en revue tous les Bidules du lycée quand, j’ignore comment, nous en vînmes à parler d’Isaac.
Isaac a continué sa vie de délinquant, de marginal. Ce vendredi où nous avons fumé la même cigarette, cela faisait une semaine qu’il était sorti de prison. Quinze jours plus tard, il y retournait. Après quelques années d’allées et venues entre la geôle et le domicile parental, Isaac avait été abattu en pleine rue. Une balle dans la tête, c’est aussi rapide que définitif. Règlement de comptes sans doute, sombre histoire de crapules.
Isaac avait un peu plus d’une vingtaine d’années.
Après m’avoir raconté cette vie en accéléré, cette vie gâchée, la connaissance me gratifia d’un immense sourire et prit congé. Elle repartit vers son avenir avec la gaieté et l’insouciance propres à la jeunesse.
De temps à autre, les vendredis de pluie, il m’arrive de m’installer près d’une fenêtre et, protégée de l’averse, je crois parfois sentir la présence d’Isaac, dont l’existence fut aussi brève qu’une cigarette fumée à deux.